Cela fait bien longtemps que cette fin est annoncée par les faits, mais pas forcément reconnue en tant que telle. Que voyons-nous apparaître de plus en plus ces dernières années ? Des sites web où il est possible de publier, partager, gérer, animer son contenu directement en ligne, sans passer par l'obligation de créer un fichier.
Cela parait sûrement tout à fait normal aux utilisateurs de ces sites et ils se demanderont bien pourquoi je fais un billet sur le sujet :-) Mais il suffira que je demande à ces mêmes utilisateurs comment ils travaillent dans leurs entreprises, où produisent-ils leurs contenus, pour qu'ils me répondent tous en coeur qu'ils utilisent Microsoft Word, ou Excel (ou OpenOffice), ou tout autre logiciel du même type, qu'ils créent ensuite des fichiers, qu'ils vont stocker sur leurs disques durs, ou sur des serveurs partagés, ou pour les plus chanceux, dans des systèmes de gestion de fichiers collaboratifs.
Alors ?
Petit retour en arrière
En mars 2000, lorsqu'avec mon associé Bruno de Beauregard nous avons eu l'idée de mayeticVillage, espaces de travail collaboratif en ligne, nous avions décidé de partir sur un moteur collaboratif existant plutôt que de tout redévelopper, l'objectif étant de lancer notre produit sur le marché le plus rapidement possible. Nous avions hésité à l'époque entre eRoom (racheté ensuite pas Documentum), et QuickPlace de Lotus (IBM). Nous avions choisi QuickPlace. Pourquoi ? Parce qu'il n'était pas "orienté fichier", mais "orienté contenu".
eRoom était une sorte de gestionnaire de fichier virtuel en ligne (il l'est toujours d'ailleurs...), avec des fonctions collaboratives et de gestion de projet avancées. Très bien ! Impeccable même pour remplacer les serveurs de fichier de l'entreprise, et donner plus de puissance aux utilisateurs. Mais cela ne changeait pas grand chose à leurs habitudes de travail et ne leur permettait pas d'accéder au niveau supérieur de production d'information, ni à celui d'une véritable e-organisation digne de ce nom.
QuickPlace de son coté apportait quelque chose de révolutionnaire : l'espace de travail était considéré comme un site web, les actions de base consistaient à créer des pages web avec un éditeur HTML en ligne, auxquelles on pouvait éventuellement attacher des fichiers (ça ne vous rappelle rien ?), et les documents Office étaient traités comme des outils de rédaction en ligne, dont le contenu était automatiquement converti en HTML pour publication comme une page web, et les fichiers correspondants automatiquement générés, pris en charge et stockés par QuickPlace, de manière totalement transparente pour l'utilisateur, sans utilisation de son gestionnaire de fichiers.
Pendant de nombreuses années, jusque vers la fin 2003, nous nous heurtions très souvent à l'incompréhension des services informatiques des entreprises qui préféraient utiliser un "gestionnaire de fichiers" en ligne pour ne pas changer les habitudes des utilisateurs, plutôt que d'offrir à ces mêmes utilisateurs une expérience de production, de publication et de gestion de l'information bien plus évoluée et productive.
A partir de 2004, les choses ont changé, les utilisateurs et les entreprises ont mûries dans les expérience des usages en ligne, et est arrivé un allié de poids dans notre démarche, l'émergence des blogs et des wikis. Car ces deux outils prouvaient qu'il était bien possible aux (et voulu par les) utilisateurs finaux de publier directement leur information en ligne, sans passer par un sempiternel fichier Word.
Du fichier au contenu
Et au vu de l'évolution récente du web, il est bien entendu maintenant parfaitement clair que le futur de la production d'information n'est pas la création de fichiers puis leur partage et leur diffusion, mais la production de l'information directement en ligne, sans passer par un fichier, et son partage et sa diffusion également en ligne.
Nous passons ainsi de ce que j'appelle l' "ère fichier" (ou file-oriented) à l' "ère contenu" (ou content-oriented). Le fichier devient un véhicule secondaire, servant soit au transport de l'information, soit au back office des systèmes informatiques pour stocker dans des formats internes cette même information, mais disparaît totalement de la vue des utilisateurs.
En cela, des systèmes comme writely.com, qui sont fort intéressants, ne représentent pas tout à fait cette nouvelle génération d'outils, car ils sont encore basés sur l'ancien paradigme, ils obligent à travailler sur un fichier, même si le traitement de texte est en ligne et que le fichier est également traité en ligne. Mais le contenu produit par l'utilisateur est encapsulé dans le fichier, et l'utilisateur doit en tenir compte. Je pense d'ailleurs que Google l'a fort bien compris, car il me semble qu'ils ont racheté writely essentiellement pour les capacités du traitement de texte en ligne et son intégration dans leurs différents autres services en ligne, bien avant son système de collaboration de fichiers en ligne.
Jean-Lous Gassée, dans son très intéressant billet "Ajax, le talon d'Achille de Microsoft", aborde sous un angle différent les mêmes problématiques, tout en analysant finement la stratégie de Google. D'ailleurs il ne cite pas Google Page Creator parmi les services Google (c'est vrai qu'il est encore peu accessible), qui est le meilleur exemple de ce que j'exprime : la création de sites web en ligne, sans passer par un quelconque fichier html d'un point de vue utilisateur (et un très bon exemple d'utilisation d'Ajax au demeurant) Google est loin d'être le premier sur ce marché, on peut citer SquareSpace.com, EditMe.com, et les gros succès communautaires que sont MySpace.com et TagWorld.com.
Ces deux derniers exemples sont fort intéressants à étudier. A part les photos et les vidéos, pour lesquelles il faut encore manipuler des fichiers (en attendant le transfert direct des appareils vers les sites de stockage en ligne), quelle autre information est manipulée dans un fichier avant d'être publiée en ligne par les dizaines de millions d'utilisateurs de ces sites ? Et qui sont ces utilisateurs ? Essentiellement des jeunes, qui utilisent très peu la messagerie électronique, très peu les fichiers, mais beaucoup les blogs, les sites communautaires, la création de pages web en ligne, le tagging d'information en ligne, le SMS, la messagerie instantanée,bref, uniquement des outils "orientés contenu" et non "orientés fichiers".
Il y a dans la gestion de fichier à l'heure actuelle une grande inefficacité, avec un éparpillement de l'information, et une lourdeur inhérente au fait que pour manipuler le fichier, il faut lancer un logiciel, différent à chaque fois en fonction du type d'information, que cela prend du temps, qu'il faut apprendre à en utiliser les fonctions, etc... Et surtout que cela ne permet pas de créer des ensembles cohérents, ni de travailler efficacement à plusieurs de manière collaborative. Car après plus de 25 ans d'existence, les fonctions collaboratives autour des fichiers restent extrêmement pauvres.
Le coeur du débat : du contenu en ligne
Et voilà où je voulais en venir (ouf !) : le fichier est anti-collaboratif, car la collaboration se fait sur le contenu. Le fichier est anti-participatif, car la participation se fait sur le contenu. Il ne pourra donc y avoir dans les entreprises de véritable système collaboratif, puis participatif, que si l'entreprise fait disparaître les fichiers et les remplace par des outils de production de contenu en ligne. Donc choisir à l'heure actuelle un outil de collaboration orienté fichier est une erreur monumentale. Il faut révolutionner le système de production de contenu de l'entreprise, et franchir un pas décisif vers la productivité collective et l'organisation moderne. C'est le garant d'une efficacité aussi bien individuelle que collective bien meilleure. Et donc le passage obligé vers une plus grande efficacité de nos structures organisationnelles (entreprises, administrations, etc.) et de notre économie moderne.
Nous sommes en plein dans l' "ère du contenu", et on peut associer sans problème cette nouvelle ère à celle du web 2.0, car les nouveaux outils développés cette dernière année, les nouvelles interfaces utilisateurs, les nouveaux services offerts, vont tous dans le même sens, la production, le partage, l'échange, la diffusion, l'interaction, etc. d'informations et de contenu en ligne. Actuellement essentiellement sur internet, mais cela est également possible en intranet ou en extranet.
Vive la fin de l'ère fichier ! Vive la nouvelle ère du contenu !
P.S. 1 : bien entendu tout un tas d'applications métiers, mettront beaucoup plus de temps à faire disparaître leurs support fichier. Mais ce qui est aujourd'hui valable pour le texte et la disparition progressive de l'utilisation des traitements de texte, le sera progressivement pour les autres outils, grâce à l'utilisation conjointe des technologies internet du web 2.0 et des bases de données en ligne, seules capables de remplacer l'usage de fichiers complexes et permettre l'utilisation de leur contenu en ligne.
P.S. 2 : MS Word (ou autre) n'est plus depuis fort longtemps (au moins fin 2000) mon outil de production bureautique du quotidien. J'ai utilisé successivement des outils comme Groove, mayeticVillage, XWiki, ou The Journal (pour le travail de préparation offline). Groove ne représente à mes yeux plus beaucoup d'intérêt. mayeticVillage, bien que précurseur et encore en avance sur son marché, est malheureusement basé sur une technologie trop ancienne. Le futur se situe du coté des infrastructures de wikis applicatifs. Nous en reparlerons...
P.S. 3 (9/07/2006) : Allez lire aussi le billet complémentaire de celui-ci au sujet du "Web Participatif"
... et cela em. bien microsoft car la raison d'être de windows (et de son bureau) est de gérer des fichiers ... Mais plus pour très longtemps ;-)
En fait Oracle et Netscape avaient raison avec leur thin PC et en prédisant que le prochain bureau seraient le navigateur : leur prédiction se concrétise de jour en jour.
++
Rédigé par : ~laurent | 28 mars 2006 à 22:53
Oui, ils avaient raison, mais 10 ans trop tôt, car rien n'était prêt : ni le haut débit, ni les outils de développement web comme AJAX, ni les capacités de stockage que l'on a maintenant, ni la masse d'utilisateurs, etc.
D'ailleurs en ce moment, la plupart des projets internet qui ressortent sont tous des projets qui avaient déjà été spécifiés lors de la bulle internet, mais étaient justement trop en avance, ou pas adaptés à l'époque, ou avec un business model inefficace. Maintenant on sait quel business model leur mettre en place, quelles technos utilisées, et la cible est bien plus grande.
Reste que ce modèle du thin PC incluait également une connexion à des serveurs centralisés gérant tout. Or il semblerait que le futur soit à des réseaux de serveurs décentralisés installés chez les particuliers, grâce aux futures connexions haut débit synchrones, chacun devenant provider de ses propres ressources. A voir...
Rédigé par : Miguel Membrado | 29 mars 2006 à 00:36
En effet, la gestion du P2P sera a ajouter à notre projet de PC émergeants, comme ça on sera vraiment "révolutionnaire" ...
Rédigé par : ~laurent | 29 mars 2006 à 15:57